12/11/2025
Ils se sont découvert une âme. Une conscience même, paraît-il. Les mêmes plumes qui, hier encore, léchaient les bottes du pouvoir, se drapent aujourd’hui dans la toge des sages. Ils écrivent sur la justice comme ils écrivaient autrefois sur la gloire, avec le même zèle, la même servitude, la même amnésie bien ordonnée. Et nous, peuple à mémoire de sable, devrions tendre l’oreille à leurs sermons sur « l’arrogance des puissants » et « les pièges de l’histoire » ?
Mais enfin, de qui se moque-t-on ? Ces moralistes de dernière minute étaient là , bien là , quand les prisons se remplissaient, quand la parole coûtait la vie, quand la balle répondait au cri. Ils étaient ministres, conseillers, griots de service. Ils applaudissaient les tyrans du jour, écrivaient leurs discours, justifiaient leurs crimes. Les voilà , les mains encore pleines de compromissions, parlant de justice comme des vierges offensées.
Ils ont oublié Camp Boiro et ses fosses, les cris étouffés de 1985, les enseignants battus, les étudiants massacrés, les grévistes pourchassés. Ils ont oublié les morts de Bambéto, les gamins tombés pour avoir dit non au troisième mandat, les bébés brûlés à Kalinko, les ouvriers de Zogota, les morts de Galapaye. Ils ont oublié, ou plutôt ils font semblant. L’amnésie, chez nous, est une stratégie de carrière.
Maintenant qu’on juge leurs amis, leurs protecteurs, leurs Kassory, ils crient à la vengeance. Vengeance ? Non, monsieur. La vengeance, c’était 1985. La justice, c’est maintenant. La vengeance, c’étaient les fusillades sans procès, les cadavres sans nom, les familles sans tombe. La justice, ce sont des accusés publics, des avocats, des témoins, des audiences. Ce sont des visages qu’on confronte, des faits qu’on énonce, des victimes qu’on écoute. Ce n’est pas la barbarie, c’est la réparation.
Ce chemin, la Guinée a commencé à le tracer, péniblement, avec le procès du 28 septembre. Rien n’y fut parfait : ni la lenteur, ni les silences, ni les grâces présidentielles tombées comme des gifles. Mais pour la première fois, on a nommé. Nommer les crimes, les bourreaux, les douleurs. Dans un pays bâti sur l’oubli, nommer, c’est déjà un acte révolutionnaire.
Seulement voilà : la justice, ici, n’est tolérée que quand elle reste domestique. Dès qu’elle s’approche des intouchables, elle devient arbitraire. Dès qu’elle demande des comptes aux puissants, elle devient politique. Et les poètes du cynisme rappliquent aussitôt, plumitif en main, pour plaider la pitié aux bourreaux et le pardon aux victimes.
Ils veulent que tout recommence. Qu’après chaque chute, on efface. Qu’après chaque crime, on pardonne. Qu’on appelle paix ce qui n’est que lassitude, et réconciliation ce qui n’est qu’oubli. C’est leur métier : transformer la lâcheté en vertu.
Même Monénembo, ce franc-tireur de la mémoire, ce poète des blessures anciennes, s’est laissé troubler par leur poison. Il suffit parfois de quelques phrases bien huilées pour égarer les plus libres. Mais qu’il se rassure : sa plume n’a jamais été captive, seulement blessée. Et une plume blessée, chez Monénembo, c’est souvent une tempête qui s’annonce.
Derrière leurs beaux discours, il y a la peur. La peur que la justice remonte trop loin. Qu’elle ouvre la porte de Camp Boiro, qu’elle fouille les comptes, qu’elle lise les mémoires de service. La peur qu’un jour, elle demande des comptes non seulement aux bourreaux, mais à ceux qui ont rédigé leurs communiqués. Oui, ceux-là mêmes qui ont survécu à tous les régimes sans jamais en contester un seul. Leur seul talent, c’est de changer de loyauté plus vite que le vent ne change de direction. Leur seule cause, c’est leur propre chaise.
Mais ce qu’ils redoutent plus encore, c’est la justice des chiffres, celle des comptes et des factures. Celle qui ne pleure pas mais qui demande : où est passé l’argent ? Voilà pourquoi leurs cris redoublent depuis qu’on juge leurs Kassory. Parce qu’ici, détourner quinze milliards de francs, effacer quarante-six millions de dollars de fonds COVID, faire disparaître quatre-vingts milliards sans reçu, tout cela n’a jamais choqué personne tant que le coupable portait costume. Voilà la tragédie.
L’ancien Premier ministre est aujourd’hui condamné pour détournement, enrichissement illicite et blanchiment : cinq ans de prison, une amende symbolique. Qu’il nie, soit. Qu’il plaide la politique, soit. Mais qu’il le dise face à la nation, au lieu de se réfugier dans le silence et la compassion des courtisans. La justice, c’est l’occasion de se justifier, pas de fuir.
La corruption, elle, ne tue pas dans la rue, mais dans les hôpitaux sans médicaments, les écoles sans bancs, les villages sans eau. Elle saigne le pays à blanc, lentement, méthodiquement. C’est la balle invisible des régimes modernes. Elle a tué plus de Guinéens que toutes les guerres, parce qu’elle tue la confiance avant la chair. Voilà pourquoi ce procès n’est pas une vengeance. C’est une leçon. Et si la justice trébuche, tant pis. Qu’elle trébuche encore, mais qu’elle avance.
Ils ont fait de la servitude un art et du mensonge une carrière. Ils écrivent pour le pouvoir, jamais pour la vérité. Leur plume, ils la trempent dans la peur et l’opportunisme. Et quand la saison tourne, ils changent d’encre, pas de conscience.
Ils voudraient qu’on juge Sékou Touré sans mémoire, sans courage, sans contexte. Comme si l’indépendance se payait par abonnement. Comme si dire non à l’empire était un péché transmissible. Oui, Sékou Touré a fauté, il a blessé, il a exagéré. Mais il a eu une vertu que les petits calculateurs d’aujourd’hui n’auront jamais : le courage de se tenir debout. Depuis lui, que nous a donné la République ? Des présidents jetables, des moralistes d’hôtel, des patriotes de circonstance. Des hommes qui n’ont de conviction que celle du moment.
Nous avons tout essayé : la peur, les purges, les coups d’État, les pardons arrangés. Rien n’a marché. Il ne nous reste qu’une voie : la justice, la vraie, la lente, la rugueuse. Celle qui griffe les puissants et console les humiliés. Le pardon, oui, mais seulement après la vérité. Pardonner sans juger, c’est bénir le mensonge. Ce pays n’a plus rien à bénir, seulement à comprendre.
Qu’ils rejouent leur numéro d’humanistes de dernière minute, qu’ils plaident la pitié pour leurs amis et le pardon pour eux-mêmes, souvenons-nous : la justice n’est pas une revanche, c’est une mémoire qui refuse de mourir. Dans ce bal des ombres où les griots du pouvoir dansent autour des tombes sans noms, les hypocrites croient toujours tromper le temps. Mais la mémoire, elle, a plus d’endurance que leurs carrières. Elle finit toujours par démasquer les repentis de circonstance, et à chaque oubli qu’ils organisent, elle oppose un nom, un visage, une date. Voilà ce qu’ils craignent : que les ruses de la mémoire dévoilent enfin leur hypocrisie. Si la justice fait peur, c’est qu’elle commence, enfin, à se souvenir.
Ousmane Boh KABA
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